Autisme Regards Croisés
Syndrome d'Asperger et dépression : l'effet masquant (Troubles du Spectre Autistique)
Dans la première partie de cette série sur les Troubles du Spectre Autistique et la dépression, j'ai proposé une large description du fonctionnement de la dépression.
Ce qui rend la dépression si dangereuse pour une personne autiste est qu'elle peut vraiment se cacher derrière des traits autistiques. Ma crainte est que trop peu de gens s'en rendent compte : la dépression et l'autisme ont plusieurs aspects en commun, créant ainsi une sorte "d'effet masquant". Un trait généralement partagé avec les TSA peut dans certains cas être une dépression se présentant sous ce trait, permettant ainsi d'être indétectable.
Dans ma vie personnelle, j'ai découvert 3 aspects que les TSA et la dépression ont en commun : pensée absolue, noir et blanc ; les pensées répétitives/obsessionnelles ; et en dernier, des émotions intenses d'aliénation.
Pour mieux comprendre l'interaction entre les TSA et la dépression, jetons un oeil sur ces traits.
I. Pensée absolue, noir et blanc.
Mon esprit cherche des modèles. Je pense que c'est utile pour avoir un sens de stabilité (ça m'aide à avoir un sens de stabilité), mais il y a aussi une part de jeu dedans. Rien qu'à observer et identifier des modèles dans tous les aspects du monde, c'est quelque chose que j'apprécie.
Il y a une chose que j'avais remarqué : pour garder les modèles à l'esprit, que ce soit des petites choses comme un film, ou des concepts plus grands comme le comportement humain, je pense généralement en termes plutôt absolus. Le bon, le méchant ; le bien, le mal. Les modèles sont ainsi plus faciles à définir si je peux regrouper les choses dans des catégories facilement identifiables ; ainsi, probablement pour cette raison, je suis un penseur passablement rigide. Pas rigide dans le mauvais sens du terme ; il se trouve seulement que, généralement, je pense en des termes très noirs ou très blancs comme méthode de navigation dans le monde. C'est comme ça que je vois les choses, et pour la plupart du temps, ça fonctionne pour moi. "Ce facteur devrait toujours marcher commececi, et cet autre facteur devrait toujours marcher comme cela." Cela peut mener à des ornières conceptuelles, mais encore, ça marche magnifiquement bien la plupart du temps.
Je suis sur le spectre, et je pense que ce mode est le produit de mes différences neurologiques. Le problème que j'ai rencontré est que la dépression est aussi caractérisé par une pensée très absolue, noir et blanc. Et à cause de cela, il peut m'être difficile, par moments, d'identifier le début d'un état dépressif.
On décrit souvent la dépression comme un sentiment...une sorte de tristesse engourdissante qui crée une sensation de fatigue physique. Et bien que ce soit vrai, je pense que ce sentiment n'est qu'un symptôme, pas le facteur principal. Pour moi, la dépression est en premier lieu et principalement un modèle de pensées négatives. Les pensées encadrant le monde s'avèrent insensées...faisant que nous sentons notre propre vie irrémédiablement endommagée. C'est le modèle de pensées qui donne cette vision très morne du monde et crée un fort sens de futilité.
La dépression est efficace pour créer un sentiment d'impuissance précisément parce qu'il utilise des catégories rigides, noires et blanches. "Ma vie n'a aucun sens. Le monde est un non-sens. Rien ne va changer," etc. Ces termes absolus et rigides ont envahis nos propres perceptions et nous empêchent de voir la lumière au bout du tunnel.
En conséquence, une personne sur le spectre peut passer d'un mode de pensée normal à un mode dépressif sans s'en rendre compte, et il peut être tout à fait invisible pour les autres à cause de ces types de concept semblables.
2. Pensées répétitives/obsessionnelles.
Les pensées dépressives ont tendance à être naturellement noires et blanches , mais elles peuvent aussi être d'un seul coup répétitives jusqu'à l'obsession. Répéter sans cesse ces pensées désespérantes, ces pensées sur la nécessité de mourir, la dépression peut être un inlassable moulin mental qui répète les mêmes pensées extrêmes dans une boucle sans fin.
Quand j'étais déprimé, tout et n'importe quoi de ma vie quotidienne était observé à la loupe de ma dépression : "ça n'a aucun sens, ça ne sert à rien." Tout ce que je faisais, voyais, était complètement vidé de son sens par le biais de ces évaluations. J'appliquais également cette négativité à la vie dans sa globalité : les gens, le monde, l'univers ; toutes ces grandes catégories qui remplissent notre existence passaient sous la moulinette mentale de la dépression. C'était mentalement éprouvant, mais je continuais à avoir les mêmes pensées, encore et encore.
Le syndrome d'Asperger/TSA peut aussi être caractérisé par les pensées obsessionnelles . Quand je n'étais pas dépressif, je passais la plupart de mon temps à m'attarder sur tout ce que mes intérêts obsessionnels me permettaient. Cela pouvait être un livre, une théorie, un hobby. Selon moi, les intérêts obsessionnels ne sont pas une mauvaise chose...c'est juste ma manière de me relier au monde.
Une fois encore, ces ressemblances peuvent rendent très difficiles la détection de l'arrivée de la dépression. Mes pensées ne changent pas de manière radicale. Les pensées obsessionnelles sur mes intérêts deviennent des pensées obsessionnelles sur le désespoir. Le sujet change...mais le mode de pensée globale est toujours le même.
C'est l'effet masquant, permettant à la dépression de se cacher derrière les traits autistiques comme un parasite le ferait.
3. Sentiments d'aliénation.
Celui-ci est introspectif, mais ça vaut le coup de s'y pencher dessus puisque les sentiments d'aliénation tant pour la dépression que pour les TSA s'apparentent étrangement.
Si vous vous intéressez aux histoires personnelles de ceux qui sont sur le spectre, ils ont souvent un thème commun : se sentir étranger aux autres. Je sais que j'ai des difficultés avec les pratiques sociales, et pendant les interactions, ça peut vraiment être comme se trouver dans un pays dont les coutumes me sont étranges et dont je ne parle pas la langue.
Il m'arrive d'avoir du mal à comprendre les communications non-verbales et, de ce fait, j'avais beaucoup de retard dans le processus de socialisation pendant ma jeunesse.
Comme si ça ne suffisait pas, je voyais que les autres communiquaient avec facilité, créant des liens. C'était comme si le monde était conçu rien que pour eux, pour les autres ; c'était comme si je n'avais pas de place dans leur monde. En mettant tous ces facteurs ensemble, vous avez vite fini par avoir un fort sentiment d'aliénation. Quand j'étais adolescent, ce ressenti faisait tout simplement partie de ma vie quotidienne. Je faisais beaucoup d'effort à regarder les autres, à essayer d'interpréter la sphère sociale ; bien avant d'être dépressif, je me sentais comme un extra-terrestre débarqué sur terre me cachant derrière un masque humain.
De manière tout à fait semblable, la dépression crée le sentiment d'être "hors" du monde. Ce qui se passe généralement lorsqu'une personne sombre dans la dépression est que son esprit tente de vouloir se défaire de la vie. Il veut se détacher totalement d'un monde qui a causé beaucoup de souffrance et de confusion. C'est un état effrayant qui vous laisse avec l'impression...comme pour ceux avec le syndrome d'Asperger...que le monde est un endroit fait pour les autres, pas pour vous.
Je me rappelle d'un jour particulier au supermarché. C'était à un moment particulièrement sombre de ma vie. Et j'étais littéralement pris au piège à l'intérieur du magasin, parce que je n'arrivais plus à me souvenir pourquoi j'étais ici. Mon cerveau était tout simplement bloqué. Je partais dans tous les sens, essayant de me rappeler ce dont j'avais besoin. Je montais et descendais les allées. Je me suis assis sur un banc, essayant d'attendre la fin du chaos. Mais tout était si incroyablement inutile que je n'arrivais même pas articuler ce que je voulais ou le pourquoi de ma présence ici. Je fixais les boites de soupe, les pommes et les roulettes des chariots et pensais combien tout ici n'était que forme, vide de contenu. Futile. Le passé errant des gens ressemblait à des jouets mécaniques cafouillant dans des tâches ridicules.
Encore une fois, la transition vers un état dépressif peut être invisible, à cause de ces similarités. Si vous avez l'habitude de passer pour étrange pour les autres, le sentiment d'être en dehors du monde généré par la dépression semble comme allant de soi.
Conclusion
A l'âge de 30 ans - après une décennie d'isolement social - j'eus un entretien avec un psychologue. Je fus ainsi diagnostiqué avec le syndrome d'Asperger et une dépression clinique. Nous commencions à discerner et à démêler chaque facteur l'un de l'autre. L'idée de faire une thérapie n'était pas quelque chose que j'appréciais, mais je peux dire sans hésiter : c'était nécessaire. Je n'allais pas survivre par moi-même. Ce fut finalement un processus positif, constructif, et je ressens vraiment qu'avec quelque chose comme la dépression l'aide d'un professionnel est le meilleur chemin à prendre.
Deux diagnostics et plusieurs traits ont déjà été traités ici, mais il y a une chose à garder à l'esprit : en raison des ressemblances décrites ci-dessus, un trouble de l'humeur potentiellement mortel peut se cacher derrière des différences neurologiques du spectre autistique. Heureusement, plus nous en parlerons - et plus nous partagerons d'histoires personnelles - plus nous aurons une meilleure compréhension de ces problèmes et créerons des solutions. Dans de futurs posts, je traiterai de certaines des techniques qui m'ont été utiles pour équilibrer les TSA et la dépression.
[Note : ces observations sont basées sur mes propres expériences face à ces problèmes. Les traits autistiques peuvent varier d'une personne à l'autre ; et la dépression peut se manifester de différentes manières, selon la personne. Apprendre à faire la différence entre la dépression et les TSA nécessite une connaissance de l'individu, et la compréhension de leur personnalité unique et de leurs besoins. Et pour clarifier : le DSM V a été récemment publié, avec des changements dans la terminologie du spectre autistique ; présentement, j'utilise les termes syndrome d'Asperger et TSA indifféremment.]
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Article traduit de l'Anglais par Nadine GIBAUD. Le texte original intitulé "Aspergers and Depression: the masking effect (autism spectrum disorder)" écrit par M. Kelter a été publié le 31 octobre 2013 sur le site "invisiblethings" à l'adresse suivante : http://theinvisiblestrings.com/aspergers-depression-masking-effect/.
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