Autisme Regards Croisés
Le professionnel Par Gérald
« Autrefois des géants vivaient dans la terre, Conan et dans les ténèbres du chaos, ils dupèrent Crom. Ils purent ainsi lui voler l'énigme de l'acier. Crom se mit en colère et la terre trembla. Le feu et le vent abattirent ces géants et ils jetèrent leurs corps dans les mers mais, dans leur rage, les Dieux oublièrent le secret de l'acier et le laissèrent sur le champ de bataille. Et c'est nous qui l'avons trouvé. Nous ne sommes que des hommes, pas des Dieux, pas des géants. De simples hommes. Et le secret de l'acier a toujours porté avec lui un mystère. Tu dois apprendre sa valeur Conan, tu dois apprendre ses lois. Car à personne, personne en ce monde tu ne dois te fier. Ni aux hommes, ni aux femmes, ni aux bêtes. [Il désigne l'épée] À ceci tu dois te fier. »
Conan Le Barbare 1982
Samedi 12 juin
Terminons-en avec l’anamnèse si vous voulez bien Madame La Juge à Lunettes. Je suis tellement fatigué de raconter , raconter, raconter et encore raconter ma vie sans jamais avoir l’espoir que la chute de l’histoire ne soit autrement que ce que je suis aujourd’hui.
Parmi les nombreux clichés en cours chez nos amis professionnels de l’autisme, il y en existe un qui vaut son pesant de cacahuète ouette ouette (ne me demandez pas ce que signifie cette expression je n’en ai aucune idée). « Les autistes n’ont pas d’amis ». Je comprends. Si si, je vous assure, je comprends. Puis-je vous faire remarquer, Madame La Juge, que se sont des NT qui ont créé SOS AMITIE et non des autistes ? Non je ne peux pas. Bon ce n’est pas grave. De toute façon je comprends, je vous assure. Pour quelqu’un n’ayant ni émotion ni empathie (autres clichés absurdes)(espèce de sociopathe va !) il doit effectivement être difficile de se faire des amis.
Pour ces gens, la vérité serait donc celle-ci. J’ai des amis, donc je ne suis pas autiste. Car effectivement, j’ai des amis. Enfin je crois. C’est à dire des gens sur lesquels ont peut compter (ce qui tombe bien j’adore compter). Enfin je crois. Et la plupart des gens (professionnels compris) s’arrêteront à cet énoncé, à cette vérité. Puisqu’il a des amis, il n’est pas autiste (un peu comme si l’eau boue à 80° ce n’est pas de l’eau). Nous, non. Nous ne nous arrêtons jamais (nous en reparlerons lorsque nous aborderons la plasticité cérébrale vous verrez ce sera très drôle). Une des questions qui pourrait ici être intéressante serait par exemple de découvrir le comment ? D’examiner le : comment s’est-il fait ses amis ? Non pas, si vous me pardonnez l’expression Madame La Juge, pour emmerder le monde, mais juste pour vérifier si la vérité est vraiment vrai. Vraiment vrai pour de vrai je veux dire.
Ainsi, après avoir survécu à mon premier chagrin d’amour grâce à un cutter, j’ai fini par faire mon entrée au collège. J’y ai passé une année de sixième identique aux précédentes, c'est-à-dire sans réel pote mais plutôt à m’incruster ici et là, et donc à faire chier ici et là, ce qui n’est pas forcément la meilleure idée pour se faire un pote, je vous l’accorde.
À la rentrée suivante, j’ai de nouveau fait mes bagages pour déménager une quarantaine de kilomètres plus loin, dans une cité HLM, et pris place en cinquième dans le collège qui va bien avec, un collège plein de petits noirs haut comme trois pommes et de petits magrébins haut comme deux et demie. Bon, j’avais déjà voyagé en zone urbaine mais j’étais beaucoup plus jeune. Là, d’où je venais, c'est-à-dire du fin fond de l’Essonne, il y avait un noir dans l’école, le fils d’un des médecins de la ville (autant dire qu’il se la pétait grave ce petit con)(d’ailleurs il m’a bien pourri la vie. Il avait comme passion de me foutre des béquilles). Je ne m’étais jamais posé la question de la différence, du racisme, des préjugés, des couleurs. Il m’aura fallu attendre les cours d’éducation civique pour apprendre qu’il existait des gens qui préférait réellement telle couleur à une autre, généralement la même que la leur, et que cela fonctionnait à peu près pour tout, le territoire, le sexe, la profession etc. Ce genre de question ne m’avait jamais ne serait-ce qu’effleurer l’esprit. Quoi qu’il en soit, j’ai vite compris que le paradigme avait changé. Ou ce qui s’appelle passer de l’enfance à Trou Perdu à la préadolescence dans Yo City, autrement dit il y avait tout un univers entre les deux environnements. Et pour le coup, je me suis senti bien seul.
- C’est vrai que t’as un Amiga 500 ?
- Oui .
- Quand-est-ce que tu nous invites ?
- Je sais pas.
L’Amiga 500 était un des premiers ordinateurs de jeu grand public avec lequel tu n’étais pas obligé d’attendre trois jours que le jeu se charge. Une véritable révolution technologique, et en ce qui me concerne, sociale car en tout Renoi qui se respecte, le mode squattage fut très vite de rigueur. Perso, je ne savais pas trop s’ils étaient sérieux ou bien ? J’avais toujours entendu dire que cela ne se faisait pas de s’inviter chez les gens… Peut-être pas entre enfants… Je sais pas… Qu’est-ce qu’ils me voulaient ?
- Alors ? Quand est-ce que tu nous invites ?
- Ok. Beh venez vendredi après-midi.
Voilà. L’affaire était pliée. Je leur fis écouter Mozart et Beethoven, le Scrabble, la lecture. Ils m’apprirent NTM, IAM, ASSASSIN, le roller et le basket US. Malgré une certaine ouverture d’esprit chez mes nouveaux collègues, j’ai vite compris que mon avenir social dans cette cité allait dépendre de quelques adaptations de mon mode de vie. A ce niveau, le côté HPI, curieux et découverte du monde, prend le dessus. Et sans même se poser la question on se retrouve dans la plus grande salle de cinéma du département à mater Menace 2 Society entouré de deux ou trois cents blackos déchainés.
- Eh t’as vu, t’es le seul blanc !
- Ah ouais t’as raison.
Si j’insiste sur ce côté coloré de l’histoire Madame La Juge, c’est avant tout pour vous démontrer à quel point tout le monde était pareil que moi, qu’un enfant est un enfant, que je ne sais pas ce qu’il en est chez vous, qu’en revanche, chez moi, les préjugés, la peur, et ce genre de chose, ne sont que des constructions mentales insufflées par l’environnement. En résumé, c’est vous qui m’avez refilé vos maladies ! (et maintenant tout est de ma faute, bien entendu). Je ne sais plus qui a eu l’idée de collectionner les télécartes, en revanche les capsules de bouteilles de bière… À cette époque, nous n’avions jamais de grandes discussions. L’avenir ne nous concernait pas du tout. La vie de la société non plus. Il n’y avait que nous, la ville, nos rollers, Sauvé par le gong, le Prince de Bel Air, et ainsi de suite. Bien qu’étant physiquement à la ramasse et bon dernier quel que soit le sport (je sais oui, les autistes n’aiment pas le sport non plus, nous y reviendrons Madame La Juge) que nous
pratiquions (excepté la natation), et bien qu’ayant des goûts particuliers sur tout un tas de choses, bien qu’étant extrêmement différent, je goûtais aux joies de l’amitié, aux joies des potes. Ce furent les cinq plus belles années de ma jeunesse. Jusqu’à ce que… Je ne sois rattrapé par la patrouille.
Je vous ai dit que nous ne pouvions échapper à l’autisme. Que s’est-il passé ? Tout allait bien. Nous grandissions tous ensemble, nous devenions des hommes. Pas trop vite non plus. Mes deux amis ont continué de suivre la direction sociodéveloppementale qui leur était imposée par leur environnement, soit progresser dans le milieu hip-hop. Ce qui voulait dire rap, soirée, sortie à Paname, danse, serrage de meufs, etc. Le tout en mode galérien bien entendu. Autrement dit… Y a eu comme un soucis. Oh j’ai essayé. J’ai vraiment essayé. Les soirées, c’était sympa, mais petit à petit j’ai glissé. Je me suis retrouvé près de Bob, le ficus près de la porte d’entrée, et une fois là, j’ai plus bougé. Oh, j’étais bien. Je ne me plaignais pas. Je pouvais exercer mon hobby préféré à loisirs : observer la faune. Juste la pression sociale a fini par me submerger. Je ne sais ni comment ni pourquoi mais d’un coup je ne comprenais plus du tout les règles, et encore moins l’intérêt de tout ce cinéma. Je ne voyais pas l’intérêt de monter sur Paris, pour, monter sur Paris. Est-ce que galérer assis sur un plot à Paris est fondamentalement plus intéressant que galérer assis sur un plot en bas de sa barre ? Est-ce que le KFC de Paris a meilleur goût que celui d’Evry ? Est-ce que les vêtements de Go Sport Les Halles sont plus brillants que ceux de la Zac de la Croix Blanche à Sainte Geneviève des Bois ? Et puis, petit à petit je n’ai plus supporté Paris. Quant à la danse… Lorsque j’ai constaté que j’ai mettais trois semaines (voire plus, beaucoup plus) pour maitriser un enchainement qu’ils mettaient trois heures à apprendre… J’ai …. Euh… Comment dire…. Je me suis allumé une clope.
Je ne l’ai pas fait pour ressembler aux autres, faire comme les autres, avoir des amis ou que sais-je. J’en avais déjà. Certes ils ne fumaient pas mais j’en avais déjà. Je l’ai fait parce que… Eh bien nous prenions des chemins différents. Nous avions de moins en moins de choses en commun. J’ai fumé ma première cigarette tout seul dans un coin, la seconde aussi. Et mon premier joint trois semaines plus tard, tout seul dans mon salon. Je n’ai jamais eu besoin de personne pour faire des conneries. Je ne savais pas ce que c’était et je voulais savoir. Bien sûr j’avais des fréquentations, un groupe de gens tournait autour de nous, avec qui j’allais et venait suivant les occasions, comme toujours. A bien y regarder, j’étais très différent, mais je n’ai jamais été seul. Mais on peut aussi dire l’inverse. J’étais très différent, et j’ai toujours été seul. Simplement, cela ne me touchait pas.
Là aussi, petit à petit, j’ai glissé. Et c’est précisément ici que je me suis fait submerger par mon autisme. Il a toujours été là, à roder, les traits s’exprimant plus ou moins forts selon les occasions mais là, ce fut vraiment différent. C’est ici que je n’ai plus rien compris du tout à ce que l’on me demandait.
J’ai rejoint un groupe de hardos en première. Ils m’ont fait découvrir Mettalica, Kurt Cobain Led Zeppelin, les soirées défonce, le flirt avec la loi. C’était Drug’s and Rock’n roll… but no sex… (Fais chier !)(l’autisme et la séduction, donc le cul, c’est tout un programme…) Je suis encore tombé amoureux mais pas plus que les dix-huit précédentes celle-ci n’a voulu m’épouser. Nous n’avons pas échangé un seul mot et cette histoire d’amour s’est encore terminée dans le sang. Certaines gens avaient peur pour moi, paraît-il. Tandis qu’à d’autres je faisais peur. Moi ! Faire peur à quelqu’un… Et pendant tout ce temps, la vérité, c’est que pas une seule personne n’a su, ne savait ce qu’il y avait dans ma tête. Je me suis fait courser par des gendarmes, j’ai encore fini chez le psy, tout le monde a cru que j’étais suicidaire, probablement parce que j’étais d’affiliation gothique (je promets de révéler l’un de mes plus grands secrets avant la chute de l’histoire Madame Le Juge !), ou du moins catalogué gothique, parce que je m’habille en noir, parce que j’aime l’iconographie des vampires, le romantisme, la souffrance et la mort. (Une fois j’ai même égorgé un poulet !)(Non je déconne !). Mais pourquoi ? Pourquoi pourquoi pourquoi ? Tout simplement parce que parce que parce que parce que que devient ensuite l’enfant autiste un peu trop malin pour être autiste ? Il devient ce que devienne tous les autres enfants, quels qu’ils soient ! Et là, c’est du pain béni pour nos amis les adultes référents. L’évidence est telle… Pardon… Ce petit souci de compréhension du monde, ce petit souci de captation, ce petit souci de communication, se révèle au grand jour exactement au même moment que… ? Ce merveilleux moment où nous changeons de voix, où nos poils poussent (ce n’est pas sale !), mais surtout au moment où tout enfant en bonne santé psychologique (ahah) remet en cause tout le fonctionnement du monde. Or quoi ? Quoi de plus banal pour un foutu adolescent que de vouloir être différent, que de vouloir prouver, de vouloir défier, quoi de plus banal pour un foutu adolescent que d’avoir des problèmes de communication, que de ne pas être autiste mais… De se taper une crise d’adolescence ? Jusqu’à aujourd’hui et cette mise en lien, c’est à ceci que correspondait les quatre années qui m’ont conduit à l’âge de vingt-et un ans (une crise d’adolescence tardive et bien étalée oui, mais on n’est plus à ça près).
- Demande au prof si je peux sortir !
- Non.
- Vas-y demande au prof si je peux sortir, je peux pas. Je me sens pas bien. Je vais vomir.
- Non. Je peux pas.
- Vas-y.
Ma voisine avait un peu trop fumé. Je m’étais moi-même allumé un petit joint tout seul dans mon coin durant la pause-déjeuner. Elle a toujours cru, et le croit toujours, puisque nous nous fréquentons encore aujourd’hui, (c’est une amie)(oui je sais…) que ce jour-là j’étais trop défoncé pour interpeler le prof et la sauver. En réalité non. J’avais bien le cerveau un peu embrumé mais surtout, je ne savais ni quoi dire, ni quoi faire. Il était impensable pour moi d’interrompre le prof pour poser une quelconque question. Elle pouvait gerber toutes ses
tripes sur son cours d’anglais, jamais j’aurais bougé. Finalement c’est son futur mari, trois rangs derrière qui est intervenu pour la protéger d’un abominable ridicule. Lorsque je dis, Madame la Juge, que personne ne sait ce qu’il y a dans ma tête, personne ne sait de quelle façon je fonctionne, en voici un parfait exemple. C’est ainsi que cela a toujours été. Même mes plus proches amis ne savent… Mais passons, ce serait trop long, beaucoup trop long…
Au final, ce groupe s’est éparpillé de lui-même et j’en ai gardé deux amis. J’ai ensuite continué mon chemin sans me poser de question et après avoir redoublé trois fois (CM2 seconde, première) ai eu mon bac stt du premier coup en apprenant le programme par cœur (après avoir tout de même échappé à une orientation en BEP à l’âge de vingt ans)(les profs sont parfois stupéfiants…). Je ne connaissais plus personne dans ce lycée. Pour la première fois de ma vie je me suis mis à bosser et je me suis barré de là. Ce furent quatre année absolument passionnante et à bien y réfléchir je n’y changerais absolument rien (enfin si, mais trois fois rien, juste un petit peu de sexe au côté rock’n drug, beh quoi, just for the fun quoi, pour l’expérience, pour savoir, pour la science !).
Après ça, j’ai continué mon chemin. Je me suis inscrit en fac de socio. Pour deux raisons. La première était que c’était tout ce à quoi j’avais accès à la fac du secteur avec mon bac. Hors de question pour moi de prendre le bus (du moins des heures car je me déplaçais à cette époque en bus et c’était une torture de chaque instant), le RER, ou quoi que ce soit d’autres pour rejoindre une fac parisienne. De toutes les façons, je n’avais aucune idée de ce que je pourrais étudier. Rien ne me paraissait avoir de sens. J’avais tout de même lu un livre de l’Ecole de Chicago, sur les Hobos. Je l’avais trouvé passionnant et me voyais déjà arpenter le monde… En fait non, le coté « arpenter le monde » euh… Mais bon… C’était passionnant ! Je suis allé à la prérentrée. Ils nous ont filé différents emploi du temps. A priori, j’ai cru comprendre, qu’il fallait en choisir un. Et… Et puis c’est ici que s’est arrêtée ma compréhension. Après, je n’ai plus rien compris. Mais alors rien du tout (difficile à expliquer). Je me suis pointé devant le bâtiment. Je l’ai regardé. Et… Bug ! À qui parler ? Quelles questions poser ? À qui parler ? Où aller ? À qui parler ? Rien compris. J’ai fait demi-tour et ainsi ont pris fin mes études.
Ma mère m’a laissé faire ma vie en attendant que je trouve du travail. Je me suis permis de refuser un poste de vendeur en boulangerie à l’Intermarché du coin. Je ne me voyais pas passer ma vie à servir du pain toute la soirée. Et la patronne qui insistait pour m’embaucher et moi qui m’excusais.
- Vous commencerez à seize heures jusqu’à vingt heures.
- Merci , ça va aller.
- Comment ça ? Vous ne voulez pas essayer au moins une journée ?
- Non merci, ça va aller.
- Non mais je ne comprends pas.
- Vous inquiétez pas. Merci. Ça va aller.
Croyez-moi, j’ai pris un sacré savon en rentrant chez moi Madame La Juge. J’ai appris que socialement, refuser un emploi n’était peut-être pas la meilleure des idées. J’ai parfaitement retenu ma leçon et n’ai jamais recommencé.
J’ai ensuite fait quelques missions d’intérim. Mais là non plus je n’ai pas très bien compris. Je trouvais (ou on me trouvait) une mission, j’allais m’inscrire à l’agence, je faisais la mission, tout se passait très bien selon leurs dires, je leur demandais s’ils avaient une autre mission, ils me répondaient qu’ils m’appelleraient. Et… Et… J’attends toujours en fait.
Ma mère a fini par me foutre à la porte. J’ai pris ma meuf, ma meuf a pris mon chien, et on s’est barré. La nouvelle femme de mon père nous a loué une chambre dans une ferme et j’ai fini à gérer les commandes d’une pharmacie. Ce que j’ai pu me faire chier dans cette pharmacie… Pardon ! Au bout de deux mois je maitrisais parfaitement chacune des tâches, à tel point que mes patrons m’augmentèrent directement de cinq cents francs, soit 10% d’augmentation, à tel point que mes patrons me proposèrent de m’offrir la formation de préparateur en pharmacie. Là encore, je n’ai pas bien compris. Et eux non plus d’ailleurs. Qui étais-je pour me permettre de refuser une telle offre ? Comment leur faire comprendre que je ne pouvais tout simplement pas passer ma vie à vendre des médicaments, et qu’un fabuleux avenir m’attendait quelque part (et qu’il m’y attend toujours). Cette expérience a duré dix-huit mois. Ma compagne a trouvé un emploi quarante kilomètres plus loin et je l’ai suivie pour bénéficier des allocations chômages auxquelles je pouvais prétendre pour « rapprochement de conjoint » et préparer ce fabuleux avenir qui m’attendait quelque part. Et qui m’y attend toujours (il est foutrement bien planqué mon fabuleux avenir !).
Sont arrivés les emplois jeunes et comme j’étais à cette époque encore jeune, j’ai pu prétendre au poste d’agent d’accueil dans un centre d’hébergement du Samu Social de Paris où un ami (et merde ! Un de plus)(mon beau-frère en fait)(en matière d’amitié je n’y suis de toute façon jamais pour rien) avait déjà mis un pied. J’ai passé l’entretien et le directeur m’a proposé une journée d’observation. Là non plus je n’ai pas bien compris.
- Vous allez faire une journée d’observation pour voir si le poste vous convient.
- Ok.
Sérieusement, on vous dit ça, vous pensez quoi vous ? Bon, moi en tout cas je pensais que lors d’une journée d’observation ma mission était... d’observer ! (et pour observer, ça j’ai observé, je m’y connais en observation moi !) Résultat ? J’ai tellement bien observé que je me suis fait refouler.
- Alors ils t’on dit pourquoi ils m’avaient jeté ?
- C’est Seb. Il a dit que tu parlais pas, te tenais en retrait, ne t’investissais pas dans la relation.
- Beh, en même temps, j’étais en journée d’observation…
Donc en fait, mon pote m’a expliqué, ou j’ai fini par comprendre tout seul, je ne sais plus, que dans le syntagme « journée d’observation » ce n’était pas vraiment moi qui devais observer mais que c’était en réalité eux qui allaient m’observer. Ok ! Vous pouviez pas le dire plus tôt bordel !!!! Comme c’est mon pote qui… Il a intercédé en ma faveur et j’ai eu le droit à une seconde chance. Ouf !
J’y suis resté un an, et après y être redevenu alcoolique, puisque toute l’équipe de professionnels étaient quasiment défoncée en permanence à un produit ou un autre, j’ai redémissionné à la faveur d’un changement de contrat qui m’ouvrait de nouveau les droits aux allocations chômages. J’avais de nouveau un an pour découvrir où se cachait mon si fabuleux avenir.
En réalité, en lieu et place de mon fabuleux avenir, et à la faveur de l’apparition des jeux vidéos en ligne, j’ai pu rencontrer un nouvel ami. Internet venait de naitre. Là se trouve la clé de l’amitié chez moi et cette clé tient en une toute petite phrase : « Internet a sauvé ma vie sociale du néant ». Si je suis incapable de tenir oralement une discussion, en revanche Madame La Juge, je suis capable d’écrire comme vous, vous parlez. Ceci demeure pour l’instant inexpliqué, et vu qu’à ma connaissance, aucun professionnel n’a réussi à comprendre/accepter cette réalité, nous en resterons là.
Bien entendu, dans les premiers temps, j’ai pris très cher. Je ne comprenais pas plus les jeux relationnels à l’écrit qu’à l’oral in real life. Je me faisais casser la gueule de tous les côtés. J’ai encore eu vraiment très mal. Bon, je n’apprendrai à personne de quelle façon les gens se déchainent derrière leur écran. Il m’aura fallu dix ans pour maîtriser l’ensemble des schémas. Ça fait long oui, mais j’avais accumulé deux trois soucis, d’ordre psychologiques ceux-là, qui interféraient dans ma mission de décodage. Quoi qu’il en soit, comme j’écris comme les gens parlent, c’est par cet outil que j’ai rencontré tous mes prochains amis que je ne vais pas énumérer ici car je pense que le schéma est suffisamment clair, même pour un simple NT.
En ce qui concerne la suite de ma brillante carrière professionnelle et mon fabuleux avenir, ma belle-mère m’a présenté à une de ses relations qui m’a permis d’entrer à La Poste à l’âge de vingt-sept ans en tant que contractuel, d’abord comme facteur puis comme releveur en CDI. Facteur est vraiment un boulot de merde qui ne repose plus que sur un mythe, en l’occurrence celui du service public et de la proximité avec les gens. En poste dès cinq heures du matin, c'est-à-dire bien avant l’heure d’embauche réglementaire figurant sur le contrat (en tout cas le mien) pour avoir une chance de finir avant dix-sept heures, c'est-à-dire bien plus tard que l’heure de débauche réglementaire figurant sur le contrat (en tout cas le mien), le tout pour mille cents euros mensuel. Et j’en passe, j’en passe beaucoup. Certains rêvent d’un tel poste garantit à vie (si tu ne te démerdes pas trop mal), moi je présageais que mon fabuleux avenir se dissimulait ailleurs. Mais je ne suis pas resté facteur, je suis passé releveur, fonction qui consistait à passer l’après-midi dans les entreprises et autres boites jaunes du bord de la route pour ramasser le courrier. Le soir, j’allais au centre de tri, trier d’autres courriers.
Je vais vous avouer un truc et vous allez voir, vous allez être surprise Madame La Juge ! Je n’ai absolument rien compris à ce qu’il s’est passé ! Tout d’abord, je crois que je ne me suis jamais autant ennuyé de ma vie. Parfois, mon cerveau se déconnectait totalement, particulièrement derrière le volant de mon camion. Reprendre conscience sur le parking d’un centre commercial et se demander « merde comment je fais si y a des barrières pour sortir ?», alors qu’on n’a rien, mais alors rien du tout à faire là, est une expérience assez cocasse.
Le soir j’étais à l’ensachement dans le centre de tri du coin. L’ensachement est, à moins que je me trompe, le poste physiquement le plus difficile dans un centre de tri. J’étais le seul avec une jeune fille d’à peine vingt ans, débile légère pour le coup elle, à occuper ce poste chaque soir que dieu a fait. Tous les autres salariés tournaient sur les différents postes du centre. Moi, non, jamais. Pourquoi ? Probablement étais-je aussi débile léger… En quoi était-il difficile ? Un certain nombre de sacs de jute marqués du nom des grandes villes de France étaient accrochés devant nous. Régulièrement, des collègues nous amenaient des petits chariots bourrés de grosses lettres, les enveloppes marrons si vous voulez, puis plus tard des petits chariots bourrés de grosses liasses d’enveloppes ficelées et pesant de trois à cinq kilos. Je passais deux heures et demie par soir à me pencher au fond de ces chariots, dos plié, attraper les lettres, se redresser, remplir les sacs, fermés les sacs, et foutre les gros sacs dans d’autres chariots. Je vous laisse imaginer l’état de votre dos au bout de deux mois. Je l’ai fait deux ans. Pourquoi ? Parce que je ne me plaignais pas. Je ne me suis jamais plain. Je n’ai jamais rien demandé à personne. Pourquoi ? Pourquoi alors que je voyais mes collègues se plaindre en permanence auprès du chefaillon de service ? Je ne sais pas. Peut-être tout simplement parce que j’imaginais qu’un chef était quelqu’un d’attentif, de compréhensif, de juste, de compétent, et que j’attendais qu’il s’aperçoive que… J’ai attendu longtemps.
J’ai travaillé comme un chien à La Poste. Plus rapidement, plus efficacement que n’importe lequel de mes collègues pour lesquels le but dans la vie semblaient être d’atteindre la retraite avec le moins d’emmerdes possibles. Je venais, ne parlais que peu, tentais de sourire lorsqu’il fallait sourire, faire la gueule lorsqu’il fallait faire la gueule, ne fréquentait personne mais
demeurait présent et aimable avec tout le monde, à défaut d’être avenant. Et puis petit à petit tout à glisser. Je ne sais ni comment ni pourquoi. Tout ceci s’est traduit en harcèlement moral de la part de ma hiérarchie pour finir par un conseil de discipline auquel je ne me suis pas rendu. Et psychophysiquement dévasté. J’ai démissionné.
Ma compagne étudiante et un enfant à charges, je n’eus guère le loisir de m’appesantir sur mes petites misères. J’ai trouvé deux emplois dans le même mois et pour la première fois, je les ai trouvés tout seul comme un grand ! (Etait-ce un signe ? Mon fabuleux avenir allait-il… ?). Je travaillais la semaine en tant qu’auxiliaire de vie à domicile pour handicapés. L’entretien d’embauche n’avait été qu’une formalité et je comprendrais plus tard pourquoi. L’escroquerie contractuelle dans ce domaine est tellement énorme que le turn over doit être en concurrence avec celui de Mac Do. Le second en tant qu’agent d’accueil le week-end dans un centre d’hébergement. Là non plus l’entretien ne s’était pas avéré des plus compliqués. On te prend pas trop la tête pour travailler neuf heures par semaines.
Une année après mon corps me lâchait. Alors je sais que je ne devrais jamais ô grand jamais écrire ces mots en parlant d’autisme mais c’est pourtant bien ce qu’il s’est passé. Je suis lourdement tombé dans la phobie sociale. Mon corps m’a véritablement lâché, et ma tête l’a suivi. J’ai donc démissionné de mon emploi de la semaine pour entamer une psychothérapie qui me promettait de régler tous mes problèmes en dix séances (hypnose, systémie, Erickson). J’y ai passé six ans. Pendant ce temps, à la faveur d’un changement de statut au centre d’hébergement, je suis passé d’agent d’accueil à quart-temps à veilleur de nuit à mi-temps pour dix-huit heures par semaine (c’est ce qu’on doit appeler l’ascenseur social). Et telle est la planque que j’occupe depuis quelques années. Je ne vois mes collègues que trois minutes le soir et huit secondes et demie le matin (uniquement pour ceux qui disent bonjour, les autres c’est un peu moins). Quant à mon fabuleux avenir… Je cherche encore !
Ce que j’aimerais préciser Madame La Juge à Lunettes, durant toutes ces années, depuis l’explosion initiale de l’adolescence jusqu’à aujourd’hui, on m’a toujours confondu avec beaucoup de choses. On a toujours voulu me ranger dans beaucoup de cases différentes, mais je n’ai jamais été tout ça. Je n’ai jamais été un rebelle, je n’ai jamais été un révolutionnaire ou un fouteur de merde, je ne suis pas un asocial, je ne suis pas un sauvage, je ne suis pas un idiot, je ne suis pas un gothique, je ne suis pas un phobique, je ne suis pas un dépressif et je ne suis pas suicidaire (il y en a des drôles dans la liste oui). Lorsque je ne suis pas derrière mon écran, je suis un des types les plus conformistes qui soit, un des types les plus emmerdants qui soit. J’ai peur de tout, n’engueule jamais personne, ne fait jamais de remarque, ne critique que rarement quelqu’un. Dans ma tête tout le monde voit les mêmes choses que moi, tout le monde sait ce qu’il a à faire et la meilleure façon de le faire. Alors j’attends. Que ce tout le monde le fasse. Et je peux attendre super longtemps, (d’ailleurs c’est ce que je fais, j’attends super longtemps). Je suis d’une patience... Je vais vous dire. Je n’ai jamais rien compris. Je ne comprends jamais rien. Le monde de l’amitié ? Je l’ai appris dans les livres et dans les films. Celui du monde professionnel, je l’ai appris sur le tas. Je n’y comprends absolument rien. Pour moi cela n’a absolument aucun sens. Et c’est une des raisons pour lesquelles tout à
toujours foiré. Il y a un moment où je ne peux plus résister. Je ne suis pas un rebelle, mais à un moment, lorsque je suis trop menacé, lorsque vraiment… Je finis toujours par réagir. Et là aussi, j’ai beaucoup appris, car je me suis laissé tombé très bas, j’ai laissé faire beaucoup. Maintenant, je réagis plus vite. Je me casse beaucoup plus vite.
Alors que dire maintenant ? Après avoir résumé mon parcours scolaire amitié professionnel en à peu près vingt pages, que dire ? Qu’y a-t-il de plus à y voir que le parcours d’un gamin en manque d’amour, le parcours d’un gamin pas bien malin, le parcours d’un gamin maltraité psychologiquement par sa mère, délaissé par son père, le parcours d’un gamin perturbé, d’un gamin à problèmes comme il en existe des dizaines de milliers ? Tout. Ou rien.
Un adulte autiste ne peut pas avoir d’amis, ne peut pas avoir de travail, ne peut pas avoir de compagne. Ce n’est pas vrai. Un adulte autiste de haut niveau intellectuel peut avoir tout ça. Il lui suffit de se servir de son intelligence et d’apprendre à tout maquiller. C’est à dire apprendre des phrases toute prêtes, des codes, des façons de faire repérer dans les livres, les films, à la télé, apprendre tout un tas de trucs qui ne fonctionnent jamais totalement dans la vie réelle mais qui parviennent à donner le change quelques instants. Et pour le reste, pour ce qui est bizarre, pour ce qui dérange, pour TOUT CE QUI NE SE FAIT PAS, il lui suffit d’apprendre à le cacher, à tout cacher. Personne ne sait de quelle façon cela se passe dans ma tête. Je passe pour tout un tas de trucs, suivant les contextes mais personne n’a absolument aucune idée de la façon dont cela a fonctionné dans ma tête et dont cela fonctionne encore aujourd’hui.Et c'est maintenant que cela va devenir intéressant
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